Je me réveille engourdie à l'arrière d'un taxi, un casque sur les oreilles qui hurle une musique quelconque que je ne reconnais pas. On arrive à une gare, je reconnais la pendule : Gare de Lyon. Le taxi s'arrête et le chauffeur me dit d'un air guilleret: «Vous êtes arrivée!» je descends sans rien comprendre, sans poser de question, engourdie. Il repart à grande vitesse. Que s'est-il passé ? Je marche telle un automate, un somnambule. Suis-je toujours moi et qui est ce moi? Que m’arrive-t-il? Je ne suis plus connectée au réel. Je demande l’heure par habitude, comme une formule magique qui me réveillera enfin de cet état comateux: 12 heures 32. Bien, mais qu'importe. Je rentre dans la gare par réflexe, pourquoi suis-je là? J’erre sans but, je m’épuise, je panique. J’arrête un passant pour lui demander…mais quoi? Il faut que je prenne une décision, j’en suis consciente, mais incapable, je suis perdue. Je ne m’appartiens plus. Un corps sans raison, sans but. Je m’assois sur le premier banc. Un flic devant ma tête ahurie me demande si tout va bien. Je m’entends lui répondre: Oui, Oui, mais qu’est-ce que je raconte. Non, non ça ne va pas du tout. Trop tard, il est parti ailleurs Un vagabond m’interpelle: Hé madame, hé madame, une petite pièce et je vous raconte mon histoire… Quelle histoire?. Et la mienne d’histoire, où est-elle ? Je m’assois à côté d’une mémé en apparence inoffensive. Je vais pouvoir souffler, reprendre mes esprits. Je me trompe, elle soliloque, elle radote, au milieu de multiples bagages : «J'attends le train de TOULOUSE, mes enfants sont déjà partis, ils m'ont sans doute oubliée» Comble du ridicule, elle me demande l’heure, à moi! Je ne peux rien faire pour elle, j'ai assez de difficulté pour le moment. Je m’enfuis. Dehors, dedans, à droite, à gauche, tout droit, tout est pareil, à la fois vide et plein. J'étais où avant ce trou noir? Je vais sûrement rencontrer quelqu'un ou quelque chose qui mettra fin à ce cauchemar.
Quelqu'un m'attends quelque part, c'est sûr. Pas de panique, il suffit de réfléchir calmement, et bientôt je rirais de cette bonne blague. Mais le flou s'éternise un peu trop à mon goût. Dans les rues, au hasard, je croise des hommes, des femmes affairés, pris dans les mailles de leur propre histoire. Je suis transparente. Personne ne semble prendre conscience de mon état vaseux. Je m'assois, je vais me ressaisir. Mais rien n'y fait. Je vais hurler, me rouler par terre, pour qu'enfin je prenne vie face à toute cette indifférence. Tout continue comme avant, mais comme avant quoi? Je suis enfermée dehors, seule, abandonnée, hors du commun, hors des normes, hors des histoires, hors du monde, Je n'appartiens à rien, je ne suis rattachée à rien. Les lumières s'allument, les magasins ferment, les passants passent. Assise sur le trottoir, Je ne suis qu’un corps, vide, je pleure, toutes les larmes de mon corps, c'est tout de ce qui me reste, sans n'émouvoir personne. Le temps passe et moi je reste là, comme un objet inutile, un lampadaire, un mouchoir jeté hors d'usage. Enfin, un jeune homme m'interpelle: «Ça va pas? Ne restez pas là, il est tard, vous allez vous faire ramasser par les flics. Rentrez chez-vous, allez c'est pas si grave, ça ira mieux demain!» Je le regarde hébétée, sans saisir ce qui n'est pas si grave, pour lui. Les flics c'est peut-être une solution... Il passe son chemin, en haussant les épaules : «encore une folle...» Ce regard même fugitif me réveille un peu. Je ne suis finalement pas transparente. Je cherche quelque chose dans mes poches...vides! Je suis à la rue, sans argent, sans papier. Il me faut trouver quelque chose rapidement, avant la nuit noire, le commissariat le plus proche, c'est la seule solution. Je repars d'un bon pied, rassurée par cette décision soudaine qui me paraît digne d'un être doué de raison. Je demande mon chemin, sans résultat. Un commerce encore ouvert, «s’il-vous-plait, où se trouve le commissariat le plus proche? » Il me répond dans sa barbe, sans s’arrêter : « je ne sais pas, Pourquoi faire ? » Pour …. Comment expliquer… excusez-moi, merci » Je suis sur le trottoir d’un grand boulevard, la circulation est encore dense. Je vais trouver une solution, il me faut trouver une solution. J’arrête un passant, qui me regarde d’un drôle d’air, comme si ma présence le choquait, comme si elle était anachronique, il me fait un signe négatif de la main et passe son chemin. Cela fait combien de temps que je marche comme çà, sans but, la fatigue commence à se faire sentir, j’ai mal au pied, j’ai froid, je n’ai pas de veste, des tennis de toile au pied, un pantalon, un tee-shirt à manche longue, c’est tout. Je remarque que mon pull et mon pantalon blancs sont sales, tâchés de graisse, de saleté, de rouille. J’ai sûrement un air rébarbatif de souillon, de clocharde. Cela ne va pas m’aider à trouver une âme charitable pour me tirer de ce mauvais pas. C’est absurde. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive.
Enfin, il me semble apercevoir ce qui ressemble à un commissariat. Sauvée ! Un attroupement, des cris, une bousculade, des voitures toutes sirènes hurlantes. La foule agglutinée sur le trottoir m’empêche de rentrer, je suis repoussée inexorablement à l'arrière impossible de rentrer, le flic en faction que j'essaye d'alerter, me fait signe de circuler. Je vais attendre à côté que tout ce tapage cesse et que je puisse enfin me faire entendre. Je patiente toujours, l’attroupement semble se disperser peu à peu. Le flic m’a repérée, il s’approche de moi, enfin … Je vais pouvoir m’en sortir. Il m’interpelle d’un air bourru : - « Vous attendez quoi là, le spectacle est terminé, il n’y aura plus rien ce soir, allez circulez. Compris ? dit-il dubitatif ». Je crois qu’il a enfin compris lui que je ne comprenais plus rien. - « Vos papiers ? » - « Je n’ai rien, je ne sais pas ce que je fais là, je suis perdue et viens justement vous demander de l’aide ». – « Qu’est-ce que c'est encore ce délire, il faut que ça tombe sur moi, il est tard, vous ne pouvez pas revenir demain matin, pour éclaircir tout ça ? » - « Mais je ne sais pas où aller, où dormir, je ne veux pas passer la nuit dehors » - « Bon je vais voir ce que je peux faire, suivez-moi » me dit-il avec un regard circonspect sur mon allure négligée. Un monde de fous, je garde bien sur mes commentaires acerbes pour moi. Trop heureuse d’être enfin prise en charge. – «Asseyez-vous là, je reviens. » « Jette un coup d’œil sur la fille » dit-il à son collègue. La confiance règne, j’espère rencontrer quelqu’un d’un peu plus compréhensif. J’entends des cris, une discussion animée, des bruits bizarres. Étrangement, je ne me sens pas plus en sécurité ici que dans la rue. Le temps passe, au moins je suis au chaud. Je vois enfin mon flic revenir. – « Nous ne trouvons personne, pour s’occuper de vous ce soir, il faut attendre encore un peu. Mon collègue va vous entendre, si vous avez besoin de quelque chose adressez-vous à l'accueil». J’ai compris qu’il me faudra de la patience, que l’attente sera longue, mais si au bout du bout il y a enfin la solution, ça vaut le coup, j’attends. Je pense d’ailleurs n’avoir pas tellement d’autre possibilité, je suis surveillée d’un œil par l’agent d’accueil. Des portes s’ouvrent, se ferment, claquent, des gens circulent, des flics, des voyous, on les confond ? Je ne suis pas encore experte en la matière. Un flic vient enfin me chercher et m’amène dans son bureau exigu, une fenêtre en hauteur, pour éviter les défenestrations sans doute ? J’ai les idées au beau fixe. -« Asseyez-vous et expliquez-moi votre problème » -« Merci » pourquoi je lui dis merci ? – « Ce matin, je me suis réveillée dans un taxi, qui m’a débarquée à la gare de LYON, depuis je ne sais plus ce qui m’arrive, je n’ai pas de papier, pas d’argent, Je ne sais pas ce que je fais ici. Je suis perdue ». –« Bon, bon je vois, choc émotionnel ou maladie d’Alzheimer, perte de mémoire, accident, affabulations dans tous les cas vous devez voir un médecin. Vous avez mal quelque part ? Des bleus ? Des coups ? » « Je ne crois pas. » « Je téléphone à l’hôpital. Vous avez de la famille ? D'où avez-vous pris le taxi ? » - « Je ne sais pas, je ne me souviens de rien avant mon réveil dans ce taxi » Bon, bon, vous dormiez où jusqu’à aujourd’hui ? –« je ne sais plus rien » Il me met sur le grill comme ça pendant quelques questions, je comprends qu’il recoupe les informations que je lui donne, pour s’assurer de ne pas avoir à faire à une mythomane, une folle. Je commence à redouter l'hôpital psychiatrique, il me faut être le plus logique possible, même si la logique elle m'a quittée depuis quelques temps. Je commence à fatiguer, à bafouiller.. DANGER. mes voyants sont tous au rouge. Il est 23 heures et quelques à sa montre. Je n’ai rien mangé depuis ce matin. Mais sa problématique est ailleurs. L’interrogatoire se poursuit. Je me sens défaillir et m’affale en douceur sur ma chaise.
Je me réveille...encore, j'ouvre un œil circonspect pour voir... Du blanc, du blanc partout. Je suis dans une chambre, dans un lit et j'ai du monde autour de moi, on me tâte, on me prend le pouls, on me serre la main, on regarde mes yeux. Que de sollicitudes soudain. Une tête connue se penche vers moi : « Elle se réveille ! Elle se réveille ! » (C'est apparemment une bonne nouvelle) : « Chantal ? Chantal ? » (Oui, c'est bien moi) Dit-elle en me tapotant la main. «Ça va ? Comment tu te sens ? J’appelle le médecin » Elle téléphone : « allô, allô, maman, maman, ellle se réveille viens vite » « Tu crois, depuis le temps, c'est peut être un réflexe » « j 'attends le médecin, je te rappelle, l'infirmière à dit que ça arrive quelques fois, même après 3 mois de coma » (Mais oui, c'est bien moi, je suis là, maman, Françoise, Au secours ! ) Aucun son, je ne peux plus parler... J'ouvre rapidement les deux yeux, J'essaye d'être la plus expressive possible. Je ne peux pas bouger la tête. Que m'arrive t'il ? maintenant, Je reconnais mon monde, je suis au chaud, entourée, aimée, en sécurité. Le docteur appelé arrive, s'incline vers moi : « Ça va aller, ça va aller, pas de panique, reposez vous, je reviens ». Sur un geste du médecin, tout le monde sort, la porte se ferme, je suis de nouveau seule. J'ai l'impression d'être un morceau de bois. Je n'ai de pouvoir que sur mes paupières : Je vais les refermer doucement et me re..réveiller. Je suis entre de bonnes mains, tout le monde s'occupe de moi, « laisses toi faire ». A travers mes yeux mi-clos je vois tout le monde revenir, des paroles, des gestes au ralenti. Je suis à l'abri, protégée, je n'en veux pas plus pour le moment. J'abandonne. Je comprendrais et lutterais un autre jour.
"Après tout être vivant ou mort, cela revient au même" P.P. PASOLINI
Saignon septembre 2013
Mireille MOUTTE